La Croix Glorieuse

A PROPOS DE L'HISTOIRE

DU SIGNE DE LA CROIX.

Hiéromoine Nicolas (Molinier)


L'objet de ce travail n'est pas de faire l'historique de la croix comme signe en général, ni même de ses représentations, pas plus que d'étudier les significations possibles de ce symbole. Plus modestement, il s'agit de rassembler, à l'usage des fidèles orthodoxes, ce que nous croyons savoir de l'histoire de la signation, acte par lequel les chrétiens font le signe de la croix sur eux-mêmes.

Le signe en forme de croix tracé sur le front est un des rites les plus antiques de l'Eglise. Comme pour la plupart de ceux-ci, il pose bien des énigmes à celui qui entreprend de rendre compte de sa pratique et de son développement au cours de l'histoire. Le lecteur jugera s'il est possible, en rassemblant, comme ici, des renseignements épars dans la littérature patristique et liturgique, et en collationnant des études savantes, de parvenir à une vision moins imprécise. Cet exorde avoue

suffisamment notre ignorance de bien des aspects du sujet abordé. Ajoutons que les différences d'usages dans la manière de se signer ont été, parmi d'autres, une pomme de discorde entre les églises orthodoxes et l'occident latin. Rien ne serait plus détestable que de reproduire et de prolonger les vaines et subjectives considérations d'une mauvaise apologétique. La question, en effet, n'est pas de savoir si l'on doit se signer à main ouverte, avec deux ou trois doigts, de droite à gauche ou inversement, ni même d'évaluer les justifications théologiques a posteriori de telle ou telle pratique. Il s'agit bien plutôt d'examiner si celui qui se signe participe par cet acte, de façon vivante, à la présence du Crucifié-Ressuscité. Communie-t-il à ce don avec une foi et un amour qui le portent à partager le sort du Serviteur pour parvenir en Lui à la Gloire? L'honneur et la dignité du signe de la croix est le bienfait spirituel que l'on en tire et non ses règles d'accomplissement. Cela est d'autant plus vrai que la signation, comme geste, n'est pas spécifiquement chrétienne. Pas plus d'ailleurs que la forme de la croix, symbole de bonheur que l'on retrouve sur des sceaux, des pendentifs, des stèles bien avant l'ère chrétienne. Ce fait, cependant, ne permet pas de conclure que les fidèles du Christ auraient emprunté aux cultes païens. Ils se sont plutôt montré les héritiers de la tradition messianique juive, comme nous allons le voir. Aussi convient-il, avant d'étudier le signe de la croix, le Tau, de s'attarder un peu sur le signe du Tav.


Le signe du Tav.

Il semble que, dans les toutes premières communautés judéo-chrétiennes, les fidèles traçaient sur leur front une marque qui évoquait autre chose que le bois de la croix. En effet, le livre d'Ezéchiel annonce que les membres de la communauté messianique seront marqués au front du signe du Tav. Le Tav hébreu, dernière lettre de l'alphabet, désigne Dieu à la manière dont l'Oméga le fait en grec. Cette lettre Tav pouvait, au temps du Christ, être représentée par le signe + ou le signe x. Nous pouvons donc penser que le signe d'Ezéchiel en forme de croix, le sceau (sjragis), est bien le Nom du Père. Ainsi, les premiers chrétiens, majoritairement d’origine juive, étaient marqués au front d’un Tav désignant le Nom de Yahwé au jour de leur baptême.

La formule de saint Luc : "Celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut être mon disciple" peut comporter une allusion liturgique au Tav en forme de croix marqué sur le front. Cet usage chrétien du Nom de Yahwé ne paraîtra étrange qu'à ceux qui oublient que dans la communauté chrétienne primitive, comme le confesse une homélie du deuxième siècle, "le Nom du Père est le Fils" Déjà, dans l'Apocalypse, le saint apôtre, évangéliste et théologien Jean voyait 144.000 personnes" qui avaient le Nom de l'Agneau et celui de son Père écrits sur le front." Le Tav des premiers

Chrétiens désignait le Verbe-Nom du Père, et signifiait qu'ils lui étaient consacrés. Lorsque les communautés devinrent majoritairement grecques, le Tav devint Tau et fut naturellement interprété autrement. Il fut compris comme la croix du Christ d'autant plus aisément que de nombreux passages des épîtres de saint Paul la mentionnent à la fois comme un sujet de gloire pour le chrétien et comme l'emblème de la rédemption de l'homme. Le signe de la croix est apparu à l'origine non comme une allusion à la passion du Christ, mais comme une désignation de la Gloire divine révélée dans le Verbe. Même lorsqu'il sera référé à la croix sur laquelle est mort le Christ, celle-ci sera considérée comme l'expression de la puissance divine qui agit par cette mort. Les quatre bras de la croix montreront le caractère cosmique de cette action salvatrice.


Le signe de la croix.

Le signe de la croix se discerne d'abord, nous venons de le voir, dans les rites baptismaux. Dès le début du III ème siècle, en Afrique et à Rome, l'imposition de ce signe constitue traditionnellement le premier rite de l'initiation conféré aux catéchumènes. Il est une marque indélébile17 et sainte de l'appartenance au Christ. Il est, selon l'expression de Clément d'Alexandrie "tou kuriakou shmeiou tupoV" (Stromates 1, VI, 11.). On comprend que chacun soit attentif à le garder pur. Saint Cyprien encourageait les martyrs en leur disant :"Que ton front soit fortifié, afin que la marque de Dieu soit préservée intacte." Le même constatait que, chez ceux qui n'avaient pas faibli dans la persécution, "le front, purifié par le signe de la croix, ne pouvait pas souffrir la couronne de satan, mais se réservait pour la couronne du Seigneur." Il est inutile de préciser que le signe de la croix accompagnait aussi l'administration des autres sacrements.


Les chrétiens avaient ainsi une claire conscience du fait que la croix était le signe de leur consécration. L'épitaphe d'Abercius (160-190?) parle des chrétiens de Rome comme du "peuple qui a le sceau brillant." Ce sceau est le signe de la croix glorieuse inscrit sur le front. Mais les disciples du Christ savaient qu'elle était aussi l'arme défensive, puissante et véritable de leur combat spirituel contre les tentations démoniaques. C'est pourquoi ils ont aimé faire mémoire du salut reçu à leur baptême en se signant sur le front avant leurs principales occupations. Un texte gnostique, les Acta Ioannis (150-180), mentionne explicitement le signe de la croix appliqué sur le corps. Bien vite, cette signation a accompagné comme une

bénédiction et une protection chaque acte de la vie quotidienne. Mais le signe de la croix a aussi été compris comme un exorcisme, une arme offensive pour mettre en fuite les démons et montrer la vanité de l'empire qu'ils prétendent exercer sur ce monde. Telle était l'expérience des martyrs : les démons et les idoles païennes ne peuvent tenir devant la croix. S'il en fallait une après tous les témoignages que nous venons de fournir, c'est chez Théodoret de Cyr que l'on trouverait la preuve de l'attachement du peuple chrétien à se signer et de la prégnance de cette habitude. Cet auteur nous rapporte qu'au moment du danger, on vit Julien l'Apostat, se signer instinctivement30. Nous pouvons, bien sûr, soupçonner Théodoret d'avoir un peu arrangé les choses. Il n'en reste pas moins que nous avons là un témoignage supplémentaire de l'habitude invétérée de se signer.


Le signe de la croix jusqu'aux VII-VIIIéme siècles.

On aura remarqué que, dans tous les passages cités, il est toujours question de signer le front. On remarquera aussi le fait que la Tradition Apostolique d'Hippolyte de Rome indique l'usage, dans la capitale de l'empire, d'une signation précédée d'une forme de soufflement fait dans la main31, réitération par le fidèle de l'exsufflation baptismale. Cet usage paraît avoir connu une notable extension, comme en témoigne une lettre de Julien l'Apostat, destinée à l'évêque de Pergame, Pégase, apostat lui aussi. L'empereur le félicite parce qu'' "il n'avait rien fait de ce que les impies (comprenez : les fidèles chrétiens) ont coutume de faire, traçant sur leur front l'emblème du blasphémateur (comprenez : le Christ), pas plus qu'il n'avait eu pour lui (Julien) de sifflement dédaigneux, comme c'est leur usage, car en ces deux actes consiste le plus haut degré de leur religion : adresser aux dieux des sifflements et tracer la croix sur leur front." Ainsi, sous l'empereur apostat, les chrétiens avaient conservé l'habitude, qui avait cours au temps des persécutions, de souffler leur mépris du démon et des idoles et de se signer le front. Si la signation du front était la pratique générale des premiers chrétiens, elle ne fut pas cependant exclusive. En effet, au IIème siècle, les Odes de Salomon ainsi que Justin font allusion à un signe de croix sur le visage. Sans doute s'agit-il là d'une autre façon de faire mémoire du baptême. En effet, dès les premiers siècles, les adultes candidats à l'Illumination faisaient l'objet de nombreux exorcismes dans lesquels le ministre accompagnait ses adjurations soit de l'imposition des mains, soit du signe de la croix tracé sur le front, les oreilles et les narines. Nous entendrons reparler de cette pratique au XIII ème siècle, en Espagne. Le signe de croix était tracé avec le pouce ou avec un seul doigt. On voit mal en effet comment, sur le petit espace du front, on pourrait se signer autrement.

D'ailleurs, les auteurs anciens qui décrivent l'acte de tracer le signe de la croix sur certains objets, indiquent assez souvent qu'on se sert pour cela d'un seul doigt. Il nous paraîtrait, en la circonstance, plus naturel de se servir de la main tout entière, mais tel n'est pas le cas. On peut en inférer que, s'il en est ainsi, c'est que l'on avait l'habitude de se signer soi-même de cette façon. Si l'on se souvient, en outre, du fait que le signe de la croix évoquait d'abord le sceau baptismal accompli par le ministre avec un doigt, on comprend que sa réitération par le fidèle ait conservé la même forme. Enfin, il semble que l'acte d'imprimer un sceau, de tracer ou d'inscrire, s'exprime plus adéquatement par une action du doigt que par celle de la main. Le signe de la croix constituant un puissant exorcisme, l'usage de le tracer sur des objets a été, dès les premiers temps, aussi familier aux chrétiens que celui de se signer eux-mêmes. Tertullien parle d'une femme chrétienne qui signe son lit avant de se coucher comme d'une chose tout à fait naturelle, et les citations faites plus haut montrent que les chrétiens l'appliquaient sur la plupart des objets dont ils se servaient.

La piété populaire tendit à faire du signe de croix un usage fréquent. On les multipliait sur soi. Ce n'est sans doute pas par hasard qu'Hippolyte de Rome donnait à ses lecteurs la précision suivante : "En te signant...ton corps est sanctifié jusqu'aux pieds." Malgré ce rappel à la sobriété, on trouve au IVème siècle, le geste de signer le front, la bouche et le coeur, usage que l'on retrouve dans la littérature spirituelle et qui s'est conservé jusqu'à nos jours, tant pour les prêtres que pour les fidèles, au cours de la liturgie latine, avant la lecture de l'Evangile. Saint Ambroise de Milan est le théoricien d'une autre pratique. Nous remarquerons que, dans son explication du geste, il est moins fait référence à l'expérience baptismale qu'à une exigence morale de l'existence chrétienne. Peut-être sommes-nous là les témoins d'une évolution qui n'est pas sans conséquences.

"Nous avons le signe de la croix sur notre front, sur notre coeur et sur nos bras : sur notre front, parce que nous devons toujours confesser Jésus-Christ ; sur notre coeur, parce que nous devons toujours l'aimer ; sur nos bras parce que nous devons toujours travailler pour lui." Il est possible que cette tendance à multiplier sur soi les petits signes de croix ait pu conduire à des modifications dans la manière de se signer soi-même. Ainsi, l'usage dont témoigne saint Ambroise de Milan de faire quatre croix, sur le front, le coeur et les bras (on comprend difficilement autre chose que les épaules) peut bien avoir été la préfiguration du grand signe de croix que nous connaissons et qui tendra à remplacer tous les autres. La Vie de sainte Nino, illuminatrice de l'Arménie, écrite au VIII ème siècle, montre que cette façon de faire lui était familière.

Ces évolutions locales qu'attestent les divers témoignages que nous venons d'évoquer, vont se cristalliser aux VII-VIII ème siècles à l'occasion de la crise monophysite et monothélite, objet d'intérêt théologique passionné. En effet, pour protester contre les hérétiques monothélites qui donnaient au fait de n'user que d'un seul doigt pour se signer, le sens d'une attestation publique de leur cacodoxie, les orthodoxes firent la croix avec deux doigts, manifestant ainsi leur foi dans les deux natures et les deux volontés du Christ. C'est sous cette forme que le signe de la croix passa aux slaves et qu'il y fut conservé jusqu'à la réforme du patriarche Nikon (1652).

La manière de se signer apparaît ainsi complètement coupée du fait baptismal en tant que tel.

La signation est devenue une protestation d'orthodoxie. Cela permet de comprendre que les fidèles aient préféré l'accomplir de façon bien visible, ce qui supposait un geste bien plus large qu'une petite croix sur le front.

Un unique grand signe de croix sur le corps, à la manière ambrosienne, remplaça les multiples petits. Cette manière nouvelle de comprendre la signation, comme geste attestant la foi juste, permet aussi de saisir pourquoi, une fois la querelle monothélite apaisée, l'église grecque introduisit l'usage de se signer avec trois doigts en l'honneur de la sainte Trinité. Sans doute exprimait-on là le sentiment, par un retour à la tradition originelle, que l'identité du chrétien trouvait sa source et sa densité dans sa relation à la Trinité sainte, puisqu'il était baptisé "Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit."

Car il est fort probable que dès l'antiquité, bien que nous n'en ayons aucun témoignage, certains aient accompagné leur signation de la formule baptismale45. Cette manière de se signer à trois doigts deviendra progressivement générale. Elle sera commune à l'orient et à l'occident, comme nous le verrons plus loin, au début du douzième siècle.


Le grand signe de croix en Occident.

Tout donne à penser que si le grand signe de croix était d'un usage courant en orient à partir du VIII ème siècle, il était aussi connu en occident bien que nous n'en trouvions pas de témoin avant la seconde partie du XII ème siècle. En effet, si le chroniqueur qui rapporte la mort de Charlemagne a une formule bien vague pour le décrire46, nous trouvons, par contre, toutes les précisions souhaitables dans le livre anglais intitulé Ancren Riwle (écrit vers 1160) où l'auteur dispense des conseils aux recluses, notamment sur les dévotions à pratiquer avant de prendre leur repos : "Dites : Christus vincit +, Christus regnat +, Christus imperat +, en faisant trois croix avec le pouce sur le front ; ensuite : Ecce crucem + Domini, fugite partes adversae : Vicit leo de tribu Juda, radix David, Alleluia. (Une grande croix, comme à Deus in adjutorium meum, en disant Ecce crucem Domini) ; ensuite quatre croix aux quatre cotés, en disant ces quatre autres phrases : Crux + fugat omne malum. / Crux + est reparatio rerum. / Per crucis hujus signum + fugiat procul omne malignum. / Et per idem signum + salvetur quodque benignum. Enfin signez-vous vous-mêmes et aussi votre lit : In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen." Nul doute que la grande croix comme à Deus in adjutorium48 ne soit le grand signe de croix que nous connaissons49. Nous constatons qu'en Occident, au moins jusqu'au XIIIéme siècle, les formes de la dévotion mêlaient le grand signe de croix à d'autres petits, faits à la manière antique sur certaines parties du corps, en guise de protection, et d'autres enfin tracés en l'air pour éloigner les esprits mauvais. Il n'en reste pas moins que le grand signe de croix, du front à la poitrine et aux épaules, a acquis progressivement une place prépondérante, accompagné qu'il était, à l'occasion, de l'invocation de la sainte Trinité, comme nous venons de le voir plus haut.


La manière de se signer en Occident.

Aelric, un auteur d'homélies, écrites vers 1100, indique à ses auditeurs que "l'on doit se signer avec trois doigts à cause de la sainte Trinité." Voici comment le pape Innocent III50 s'exprime à ce sujet : "Le signe de la croix doit se faire avec trois doigts, parce qu'on le trace en invoquant la Trinité,

dont le prophète dit : Il a soutenu sur trois doigts la masse de la terre. Il est tracé de haut en bas, et est ensuite coupé de droite à gauche, parce que Jésus-Christ est descendu du ciel en terre et a passé des Juifs aux Gentils. Certains, cependant, font le signe de la croix de gauche à droite, parce que nous devons passer de la misère à la gloire, tout comme le Christ a passé de la mort à la vie, et du séjour des ténèbres au paradis…" Quelques années plus tard, un évêque espagnol, Luc de Tuy, écrit : "une question se présente concernant le signe de la croix, si, lorsque les fidèles font le signe de la croix sur eux-mêmes ou sur d'autres, la main doit se diriger de gauche à droite ou de droite à gauche. A quoi nous répondons, selon ce que nous croyons et tenons loyalement, que les deux méthodes sont toutes deux bonnes, toutes deux saintes, toutes deux aptes à surmonter la puissance de l'ennemi ; pourvu seulement que la dévotion du chrétien en fasse usage avec la simplicité catholique. Toutefois, voyant que plusieurs s'efforcent, dans leur présomption, de supprimer l'une de ces deux méthodes, et soutiennent que l'on ne doit pas faire passer la main de gauche à droite, selon ce que nous avons appris de nos pères, nous allons dans une intention charitable, dire quelques mots à ce sujet. En effet, lorsque Notre Seigneur Jésus- Christ, pour racheter le genre humain, bénit miséricordieusement le monde, il vint à nous du Père, il vint dans le monde, il descendit, à gauche pour ainsi dire, aux enfers ; et, montant aux cieux, il est assis à la droite de Dieu.

Or, voila précisément ce que tout fidèle chrétien semble retracer, lorsque, signant sa face du signe de la croix, il élève trois doigts étendus à la hauteur de son front en disant : In nomine Patris, les abaisse ensuite jusqu'au menton en disant : et Filii, les porte alors sur la gauche en disant : Et spiritu sancti, et enfin sur sa droite en prononçant : Amen"

Outre la particularité propre aux espagnols de signer leur visage selon l'antique tradition dont nous avons parlé plus haut, on aura noté le fait que les deux textes cités sont d'un esprit bien différent. Le premier semble considérer qu'il est normal de se signer de droite à gauche (sans pour autant déprécier ou interdire l'usage inverse dont l'auteur ne dit pas comment il s'est introduit). Innocent III se contente d'attribuer une signification spirituelle différente aux deux manières de faire. La seconde citation, par contre, loue les deux manières de faire, mais il est montré que ceux qui les pratiquent ne coexistent plus pacifiquement : les tenants de la manière ancienne (sans doute devenus à ce moment minoritaires) sont dénoncés

comme ayant une attitude offensive à l'égard de ce qui est, de fait, une innovation, mais qui doit être assez ancienne pour que Luc de Tuy la considère comme la tradition reçue de ses pères. Indiquant sa préférence, il attribue à cet usage, et à cet usage seulement, une signification spirituelle semblable à celle que l'on trouve chez Innocent III. Nous pouvons donc dire que, dans la manière de se signer, une lente évolution s'est accomplie en occident du VIII ème au XIII ème siècle. L'innovation de se signer de gauche à droite devenant peu à peu l'usage courant sans que la hiérarchie s'en alarme. On peut même dire que la signation de droite à gauche, si elle est souvent mentionnée sans être blâmée, n’est pour autant jamais positivement recommandée. Comme nous venons de le dire, les tenants de la pratique ancienne étaient très minoritaires au XIII ème siècle. Par la suite leur nombre déclina encore  au point que certains liturgistes du XIV ème et du XVI ème siècle, tout en affirmant l’antiquité et la dignité de l’ancienne manière de faire, pratiquaient euxmêmes la nouvelle.

On aura remarqué que, dans tous les textes cités, le grand signe de la croix se fait avec les trois doigts. On s'est demandé à quelle date l'usage occidental de se signer à main ouverte s'était introduit. Dom S. Baümer affirme que l'influence des Bénédictins et de leurs missionnaires introduisit cette manière de faire au VIII ème siècle. De son coté H. Leclercq affirme : "Dans l'église latine, un changement s'opéra au XIII ème siècle et on adopta l'usage moderne qui consiste à tenir la main ouverte, tous les doigts joints..." Nous serions bien en peine de départager les deux savants auteurs.


Après tout, cette manière de faire a peut-être commencé comme le décrit Dom. Baumer, mais de façon moins universelle qu'il ne le prétend, et ne s'est propagée que lentement jusqu'à devenir majoritaire au cours du treizième siècle. Cela expliquerait pourquoi ni Photios ni Michel Cérulaire ne reprochent cette pratique aux latins. Il ne leur en sera fait grief que dans la seconde partie du XI ème siècle. En dépit de cela, Innocent III et Luc de Tuy recommandent la signation à trois doigts et ne signalent pas la pratique à main ouverte. Quant à la raison pour laquelle s'est introduite cette pratique, nous l'ignorons. Et il semble bien que les bénédictins du XIV ème siècle (si leurs prédécesseurs sont bien les initiateurs de cette coutume) en avaient eux-mêmes perdu la mémoire puisqu'ils prescrivaient aux novices de procéder à la manière ancienne, avec les trois doigts.


Pour en finir.

L'histoire de la signation ne s'arrête pas, bien sur, au XIV ème siècle. Même si les règles générales de son accomplissement sont désormais fixées dans des traditions différentes en orient et en occident, dans chacune d'elles, la piété des fidèles ou leur tempérament national n'a pas manqué de les assortir de quelque originalité. Il n'est pas ici question de porter un jugement sur ces pratiques, mais de constater qu'elles existent. C'est ainsi qu'en occident nous voyons, par exemple, dans les pays de culture hispanique de curieux développements qui méritent d'être rapportés : "Le pieux espagnol fait d'abord avec le pouce un petit signe de croix sur son front, ses lèvres et sa poitrine, en disant : Par le signe + de la sainte croix, de nos + ennemis libère nous, Seigneur + notre Dieu. Vient alors la grande croix, faite avec ampleur, la main descendant bien au-dessous de la poitrine,accompagnée des paroles: Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen....Enfin d'après l'usage...l'enfant espagnol, et aussi de nombreux adultes, ajoutent une petite cérémonie qui, pour le spectateur semble consister en ce qu'ils baisent leur pouce. En réalité, c'est l'acte de baiser la croix sommairement formée en plaçant le pouce croisé sur l'index..." Les églises orthodoxes montrent, elles aussi, de notables différences, et cela au point que, à la manière de se signer, on peut reconnaître la nationalité des fidèles. L'immense signe de croix russe accompagné d'une profonde inclinaison du corps diffère autant du triple petit balayage pectoral grec conclu par un coup sur la poitrine que du signe de croix latin.


On l'aura compris. Nous n'avons pas à juger des pratiques qui relèvent de la piété particulière des fidèles et du génie de leur peuple, mais à vérifier nos propres usages. Si, par habitude, ils ont dégénéré en simples signaux de reconnaissance confessionnels ; si, par peur, ils se sont dévoyés en rituel magique, il nous reviendra de nous convertir à notre propre baptême et de retrouver en lui la puissance de l'amour vivant qui donne l'énergie à nos signes de croix. Mais cette question spirituelle et pastorale déborde le cadre étroit de notre essai. Au courageux lecteur qui a eu la patience de nous suivre jusqu'ici, il ne nous reste plus qu'à conseiller vivement ce que l'Ancren Riwle prescrivait aux recluses pour le temps de leur repos : "Au lit, autant que vous le pouvez, ne faites rien, ne pensez à rien, mais dormez ."

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